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L’Égypte : un an de contre-révolution ? (Ière partie)

Publié le par Celine Lebrun

L’Égypte : un an de contre-révolution ? (Ière partie)

« Au lieu de s’atteler au besoin urgent de réformes, les autorités égyptiennes ont passé la dernière année à se livrer à une répression sans précédent dans l’histoire moderne de l’Égypte. »

Hassiba Hadj-Sahraoui, directrice adjointe d'Amnesty International pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord

Le 3 juillet 2013, le président égyptien Mohamed Morsi, à son poste depuis tout juste un an, était destitué suite à un soulèvement populaire massif. Annoncée par l'armée, en la personne du ministre de la défense de l'époque Abdel Fattah El Sissi, entouré pour l'occasion d'autres figures de l’État, de chefs religieux et de figures de l'opposition du pays, cette destitution n'a pas manqué de soulever des débats, en Égypte et ailleurs, les critiques dénonçant un coup d’État militaire.

La question de savoir si les trois jours qui se sont écoulés du 30 juin au 3 juillet 2013 et à la destitution de Mohamed Morsi par l'armée représentent un pur coup d'Etat, la simple réalisation de la volonté populaire ou une complexe combinaison des deux phénomènes continue d'agiter les débats. Mais la question n'est plus là. En effet, si ces trois journées ont acté un tournant décisif dans l'avenir du pays, seul aujourd'hui un regard vers les 365 qui les ont suivies et un rappel des faits, trop nombreux, qui ont marqué cette période, permettent d'avoir une vue d'ensemble des véritables implications, passées, présentes, et à venir, de la destitution de Morsi et de ses suites.

Depuis un an, les politiques menées par les nouvelles autorités ont été marquées par la répression. Cette répression, et la promotion du retour à l'ordre et à la « stabilité » qui l'a accompagnée, ont touché de manière méthodique tous les secteurs de la population potentiellement dangereux et subversifs, qui avaient notamment pavé la voie au soulèvement de janvier 2011. Frères musulmans, ouvriers, étudiants, militants et médias dissidents, nous reviendrons dans cette première partie d'un série de deux articles sur chacune de ces catégories et la répression à laquelle elle a fait face.

Dans un second temps, nous interrogerons les forces et les faiblesses de cette répression, en d'autres termes ce qu'elle révèle de l'état des rapports de forces au sein de l'Égypte post-Moubarak. S'agit-il d'un « simple » retour de l'ancien régime ? La répression témoigne-t-elle, au contraire, de l'incapacité des autorités à stabiliser un pays au sein de laquelle une dynamique révolutionnaire est toujours bien présente ? En dernière analyse, la répression tous azimuts menée par le pouvoir de Sissi n'est-elle pas avant tout le révélateur de l'approfondissement des contradictions au sein de la société égyptienne, celles-là même qui avaient conduit à l'explosion de janvier 2011 ?

I. Répression

  1. Les Frères musulmans

La répression qui s'abat sur les Frères musulmans (FM) est immédiate et ni sa nature ni son ampleur ne sauraient être justifiée par un an de mauvaise administration. D'ailleurs, ce n'est pas cette raison qui est invoquée le 3 juillet pour arrêter Mohamed Morsi, Saad El Katatni[1] et plusieurs autres figures des FM mais les conditions « suspectes » de leur évasion de la prison de Wadi Natron lors de la Révolution de Janvier 2011.

Ce n'est pas non plus cette raison qui est invoquée implicitement par Sissi lorsque celui-ci appelle les Égyptiens à « descendre en masse dans la rue le vendredi 26 juillet pour [lui] donner un mandat pour en finir avec la violence et le terrorisme ». De mauvais gestionnaires et hommes d'Etats, les FM, qui ont représenté pendant des décennies la principale force d'opposition organisée contre Moubarak, ont ainsi été élevés en l'espace de quelques jours au rang de terroristes. Comme nous le verrons, la thématique de la « guerre contre le terrorisme » ne quittera plus la rhétorique gouvernementale et médiatique et permettra, comme cela s'est vu ailleurs, de généraliser et légitimer une répression massive, au delà des FM.

Le moment clé de cette répression aura été le 14 août 2013 lorsque, le mois du Ramadan à peine achevé, l'armée et la police attaquent et dispersent les sit-ins des supporters du président déchu qui occupaient depuis plus d'un mois les places El Nahda et Raba'a el Adaweya.

Le bilan exact de ces « dispersions » est encore inconnu à ce jour et la commission gouvernementale chargée d'enquêter par le président intérimaire Adly Mansour n'a toujours pas communiqué à ce jour. Cependant, le premier ministre Hazem El Beblawi avait lui-même à l'époque estimé à 1000 environ le nombre de tués, admettant ainsi qu'en l'espace d'une journée, les autorités égyptiennes avaient tué autant, si ce n'est plus de manifestants qu'il n'en est tombé dans toute l’Égypte pendant les 18 jours de la Révolution de janvier 2011. Différentes organisations des droits humains ont avancé des chiffres similaires, n'hésitant pas à qualifier ces dispersions de « plus grands massacres de masse qu'ait connu l’Histoire de l'Égypte moderne ».

Suite à cette dispersion, des mesures d'urgence destinées à éviter les « représailles » sont mises en place, de manière ponctuelle ou plus durable pour certaines.

> mesures ponctuelles : les deux places d'El Nahda et de Raba'a el Adaweya ainsi que la place Tahrir sont fermées à la circulation

> mesures durables : pendant plusieurs mois, les trains sont arrêtés, l'état d'urgence et un couvre-feu décrété

> mesures toujours en vigueur : les stations de métro Sadate (place Tahrir) et Giza (lieu de rassemblement privilégié des FM et de leurs soutiens) sont fermées depuis le 14 août.


Le couvre-feu qui a duré 3 mois (14 août – 14 nov) a été l'origine d'une crise pour un grand nombre de commerces. En effet, même s'il a été allégé progressivement, de 19h à 1h, les travailleurs devaient partir souvent deux heures avant, contraignant les commerces à fermer beaucoup plus tôt. Malgré cela, et contrairement à ceux qu'avaient tenté d'imposer Moubarak et Morsi, ce couvre-feu a été respecté, illustrant de manière frappante un retour de la peur et du silence pour une partie de la population et le soutien de l'autre partie à cette mesure. Aujourd'hui, si le couvre-feu a été levé, des barrages de police fleurissent la nuit ici et là, dans les rues du Caire et d'autres grandes villes et contrôlent de manière arbitraire les automobilistes.

Les événements du 14 août ont lancé un nouveau tournant dans la répression des FM après un mois du Ramadan caractérisé par statu quo précaire parfois rompu par des événements sanglants[2]. Dans les mois qui ont suivi, les arrestations et les condamnations de personnes accusées, à tort ou à raison, d'appartenir aux FM, se sont enchaînées dans une nouvelle chasse aux sorcières, les morts se sont accumulées au cours d'épisodes meurtriers comme celui du 6 octobre 2013.

On a ainsi assisté, au cours de l'année qui vient de s'écouler, à une véritable entreprise de destruction systématique des FM, qu'il s'agisse d'une destruction institutionnelle ou d'une liquidation physique. Ce faisant, le nouveau gouvernement intérimaire du 3 juillet a tenté de museler, voire même de faire disparaître, la principale force d'opposition de l'ère Moubarak, celle-là même qui avait remporté sans contestation possible les élections législatives et présidentielles post-Révolution.

Retour sur quelques affaires marquantes :

> Le 18 août, 37 supporters de Morsi meurent asphyxiés par les gazs lacrymogènes tirés par les policiers à l'intérieur du camion de police qui devait les transporter à la prison d'Abu Zabaal,

> En septembre, un tribunal interdit les activités des FM et ordonne la confiscation de leurs actifs. En décembre, une nouvelle étape est franchie avec la déclaration par le gouvernement de la confrérie comme étant un groupe terroriste, suite à un attentat à Mansoura, pourtant revendiqué par une autre organisation. Suite à cette déclaration, le gouvernement a pris le contrôle de près de 1075 associations et de douzaines d'écoles affiliées aux FM.

> Le 27 novembre, à Alexandrie, 14 femmes des FM sont condamnées à 11 ans de prison et au centre de détention juvénile pour 7 mineures pour avoir manifesté pacifiquement leur soutien à Mohamed Morsi.

On notera que le lendemain, 3 anciens officiers accusés d'avoir torturé des islamistes sous Moubarak étaient acquittés. Quand ils ne sont pas acquittés dès le début, les policiers sont généralement acquittés en appel ou condamnés à des peines minimales (en septembre : 2 mois ou 5000 livres). Jusqu'à aujourd'hui : aucun policier n'a été condamné pour meurtre et pas un seul officier de police ou de l'armée n'a été tenu responsable pour l'usage répété de violence excessive et autres abus commis par ces institutions depuis juillet 2013. Pire, un officier condamné en 2009 à 5 ans de prison pour torture après avoir fracassé le crâne d'un citoyen, était libéré début 2014. Après lui avoir offert le pèlerinage à la Mecque aux frais de l’État, le Ministère de l'Intérieur le promouvait... responsable des droits humains à la direction de la sécurité d'Alexandrie ! Le gouvernement franchissait ainsi une nouvelle étape destinée à assurer l'impunité aux forces de sécurité.

> Mars-Avril 2014 : En l'espace d'un mois et de deux affaires seulement, le tribunal de Minya a condamné 1212 personnes accusées d'appartenir aux FM à la mort par pendaison pour « avoir tué un policier », « endommagé des propriétés publiques et privées » et « troublé l'ordre public ». La plupart des peines, bien que prononcées lors de procès de masse, ne respectant pas les principes du droit à un procès équitable, ont été par la suite commuées en prison à vie alors que des dizaines de condamnations à mort étaient confirmées. Ces condamnations ne sont pas les seules, et presque quotidiennement de nouvelles condamnations, à la prison ou à mort sont prononcées.

  1. Les médias

Bien en amont du 30 juin, la plupart des médias privés, notamment les chaînes de télévision non étiquetées « islamistes », s'étaient fait le fer de lance des attaques contre le gouvernement Morsi et avaient donné à la campagne Tamarod un relai de choix. L'armée a très bien compris cet enjeu que représente le contrôle des médias : quelques heures avant la fin de son ultimatum à Morsi pour trouver une sortie de crise, elle prend le contrôle de la télévision d'Etat, encerclant le bâtiment dans laquelle celle-ci se trouve, et empêche les membres du gouvernement toujours en place d'y accéder.

Deux jours après, alors que Morsi vient d'être destitué, le nouveau gouvernement intérimaire ordonne l'attaque et la fermeture des locaux de 6 chaînes de télévision affiliées ou sympathisantes des FM. De nouveau en septembre, de nouvelles chaînes sont suspendues, y compris la chaîne de Tawfiq Okasha, pourtant célèbre pour sa verve anti-islamiste, après que celui-ci ait critiqué les forces armées. Parmi les différentes raisons invoquées pour fermer ces chaînes on trouve : la « violation du code de l'honneur des médias », « offenser les Révolutions du 25 janvier et du 30 juin », « insulte aux forces armées », « troubler l'ordre public » et « inciter les pays étrangers contre l'Egypte ».[3]

Outre la fermeture de leur chaîne, dans le cas de tentative d'expression dissidente ou jugée comme telle, les journalistes font fasse à des risques de censure, d'arrestation et d'emprisonnement. Et la presse écrite n'aura pas été épargnée.

Mais, malgré ces mesures, la ligne éditoriale de la plupart des médias n'a pas changé depuis la veille du 30 juin : celle-ci relaie rigoureusement et vigoureusement la propagande du nouveau gouvernement et de l'armée. Dans ce climat, s'est alors développé ce que certains ont qualifié de « politique du silence » : le silence imposé d'une part, par la censure voire l'auto-censure, et d'autre part, le silence comme position politique et unique façon d'exprimer sa désapprobation.

Retour sur quelques affaires marquantes :

> Le cas le plus exemplaire de cette politique du silence est celui du Docteur Bassem Youssef et des péripéties liées à la diffusion de son programme satirique tout au long de l'année : ayant finalement fait une rentrée tardive en novembre, très attendue après une longue période d'absence remontant à la veille du 30 juin, Bassem Youssef voyait finalement son contrat suspendu au lendemain de la diffusion du premier épisode par la chaîne CBC qui se distançait ainsi de son animateur, lequel n'avait pas hésité à se moquer de la « ferveur nationale » ambiante. Quelques semaines plus tard, Bassem et son programme réapparaissaient sur la chaîne saoudienne MBC. Après quelques épisodes, la fréquence de diffusion de la chaîne était hackée deux semaines consécutives avant que la chaîne ne décide de suspendre temporairement le programme pendant les élections présidentielles. Cependant, alors que tout le monde attendait son retour une fois le nouveau président élu, Bassem Youssef a finalement, dans un dernier rebondissement, annoncé la fin de son programme, évoquant les pressions et menaces qui se multipliaient sur lui et ses proches ainsi que le reste de l'équipe de l'émission. Considéré sous Morsi comme l'illustration de la nouvelle « liberté d'expression » dont jouissait les Egyptiens après la Révolution, Bassem Youssef avait déclaré avant sa réapparition sur MBC que si son programme n'était pas suspendu, cela voudrait dire que « l'Egypte post-Morsi est démocratique ».

> La chaîne Al Jazeera quant à elle n'a pas non plus été épargnée. Les attaques à son encontre ont commencé dès le 3 juillet lorsqu'elle a été suspendue et plusieurs de ses journalistes arrêtés pour avoir diffusé un discours de Mohamed Morsi dans lequel il rejetait sa destitution et affirmait être « le président élu d'Egypte ». Dès lors, les attaques n'ont eu de cesse contre les locaux de la chaîne et ses journalistes. Parmi eux, Abdullah El Shami, détenu sans charge ni procès depuis le 14 août 2013, était relâché le 16 juin 2014 pour des raisons de santé après 140 jours (soit 4 mois et demi) de grève de la faim dans l'attente de son jugement, lequel est toujours en cours. Une semaine plus tard, trois autres journalistes d'Al-Jazeera, un Canadien, un Australien et un Egyptien, arrêtés au Caire en décembre, accusés de « falsifier des informations » et d' « appartenir ou de soutenir les FM », étaient condamnés quant à eux à 7 et 10 ans de prison aux côtés d'autres journalistes, notamment étrangers, dans ce qu'Amnesty International a qualifié de « jour noir pour la liberté des médias » en Egypte.

En tout, ce sont plusieurs dizaines de journalistes qui ont été détenus pour les mêmes charges au cours des 12 derniers mois et, selon le comité de protection des journalistes, l'Egypte en détiendrait toujours une quinzaine en ce mois de juin, plaçant le pays parmi « les pires geôliers de journalistes ».

On notera également les violations quotidiennes des droits des journalistes dans leur tentative de couvrir l'actualité du pays, telles que celles dénoncées à l'occasion des élections présidentielles par le syndicat des journalistes. On rappellera que plusieurs journalistes ont été tués ou blessés dans leur tentative de couvrir les événements. Jusqu'à aujourd'hui leur nombre s'élève à au moins 6.

Enfin, illustrant un climat délétère où les thèses du complot, extérieur ou intérieur, se diffusent toutes plus vite les unes que les autres et où les images sont devenues un enjeu essentiel de l'information, le simple fait de circuler avec une caméra à la main, journaliste ou pas, dans ce qui reste malgré tout un pays touristique, expose à des risques de violences et de persécutions, voire d'arrestation.

Cette répression à l'encontre des journalistes et des médias dissidents n'a qu'un seul objectif : celui d'imposer le récit du pouvoir en place et de lutter contre tout récit divergent. C'est pour cela que l'on retrouve des formes identiques de censure dans le contrôle de la production culturelle, et de sa diffusion, le gouvernement n'hésitant pas à outrepasser les décisions du bureau de la censure. Le film égyptien « La place », qui retrace les événements des deux années ayant suivi le 25 janvier 2011 et notamment les crimes commis par le Conseil de sécurité des Forces Armées durant son année au pouvoir, n'a toujours pas passé le bureau de la censure. Ce film a pourtant été nominé aux Oscars dans la catégorie du meilleur documentaire et est disponible gratuitement en ligne. Plus récemment, c'est le ministère de l'Intérieur qui a fait pression pour empêcher la diffusion au cours du Ramadan d'une série télévisée écrite par Belal Fadl, déjà victime de la censure dans le journal El Shorouk. Outre le casting « pro-25 Janvier », les détracteurs de la série dénoncent le fait que celle-ci met en scène un officier de police corrompu avant la Révolution du 25 Janvier 2011.

Ainsi, les forces répressives de l’État, qu'il s'agisse de celles commandées par l'armée ou le ministère de l'Intérieur, même si elles n'ont pas manqué d'élever le 30 juin au rang de « deuxième Révolution », dans la lignée de celle du 25 janvier 2011, tentent aujourd'hui, dans une entreprise de blanchiment de leurs actes, d'imposer une nouvelle lecture des événements de ces dernières années.

  1. Les militants politiques et les révolutionnaires du 25 janvier

S'il y a bien une catégorie d'acteurs à qui il est difficile de faire oublier les faits et la véritable histoire de ces dernières années, ce sont les militants politiques et les révolutionnaires des 18 jours grâce auxquels tout a commencé. Et s'il est vrai qu'ils se trouvaient au sein de la coalition d'acteurs ayant ouvert la voie le 30 juin à la destitution de Morsi, ils n'ont eu de cesse depuis le 3 juillet de sonner l'alerte et de rejeter une prise de pouvoir par l'armée dénonçant ses exactions.

Cependant, dans un climat de « communion » générale entre « le peuple, l'armée et la police », sous le regard bienveillant des médias, il était difficile pour eux d'être audibles. Et depuis le 3 juillet, tel est pour eux l'enjeu du rapport de forces avec les forces de répression alors que les révolutionnaires luttent pour être de nouveau audibles, notamment dans la rue et auprès de l'opinion publique, et faire avancer l'idée qu'une troisième voie est possible, loin des FM et de l'armée.

Courant novembre et alors que les forces révolutionnaires faisaient un retour « réussi » dans la rue à l'occasion de la seconde commémoration des événements de Mohamed Mahmoud[4] après 4 mois de relative absence, une série de décrets répressifs étaient publiés : le premier d'entre eux visant les graffitis et le second les manifestations, portant ainsi un dernier coup à ce qui constituait jusqu'alors un des rares, si ce n'est le seul, acquis du 25 janvier 2011.

Après la « dépravation » par divers moyens des espaces publics symboliques telle que la place Tahrir, l'instauration de l’état d'urgence et du couvre feu et la « thérapie du choc » de Raba'a, l'acte de légiférer et d'interdire les activités politiques de rue a été décrit par certains comme la quatrième et dernière étape d'une stratégie visant à la reprise en main de l'espace public par l’État.

La loi « anti-manifestation » telle que rebaptisée par ses opposants a marqué un nouveau tournant dans la répression des voix dissidentes et a permis aux forces de sécurité de porter des coups sévères aux forces déjà affaiblies de l'opposition en arrêtant et condamnant des milliers de militants au motif de participation à des manifestations illégales.

Nombre de militants rencontrés expliquent comment cette loi constitue un grave recul depuis le 25 janvier 2011 mais plus encore depuis l'époque... d'Hosni Moubarak ! En effet, si nombre de militants étaient visés pour leur activités politiques et notamment l'organisation et la participation à des manifestations, ils n'étaient généralement pas publiquement arrêtés et condamnés pour ces dernières mais pour des motifs fallacieux tels que détention ou consommation de drogue.

A travers ces mesures, il s'agit pour le régime de détruire les forces authentiquement révolutionnaires, tant sur le plan idéologique que sur le plan strictement organisationnel, en tentant de leur confisquer le droit de se revendiquer des événements du 25 janvier 2011 et du 30 juin 2013, et en les empêchant de se structurer et de s'adresser à la population égyptienne.

Retour sur des affaires marquantes :

> Le premier de ces coups ne s'est pas fait attendre lorsqu'au lendemain même de la publication du nouveau décret anti-manifestation, les forces de sécurité ont attaqué le 26 novembre une manifestation pacifique, selon les nouvelles méthodes de répression permises par la loi. Cette manifestation, qui se tenait aux abords du Sénat où se tenait alors la commission constitutionnelle, visait à dénoncer l'autorisation des tribunaux militaires pour les civils prévus dans la nouvelle constitution. Outre la violence exercée à l'encontre des manifestants pacifiques, une soixantaine d'entre eux étaient arrêtés dont une quinzaine de filles, retrouvées le soir même abandonnées par la police dans le désert. Durant le mois qui a suivi, Ahmed Maher, fondateur de mouvement du 6 avril[5], Alaa Abd El Fattah, Mohamed Adel, trois activistes reconnus comme des figures du soulèvement de janvier 2011 étaient arrêtés, accusés d'être les organisateurs de cette manifestation. Et c'est ainsi que le 22 décembre, Maher, Adel et Ahmed Douma étaient condamnés à trois ans de prison et à 50 000 livres d'amendes.

> Alaa Abdel Fattah quant à lui était condamné le 12 juin 2014, aux côtés de 25 autres militants, à 15 ans de prison. La conférence de presse organisée au syndicat des journalistes le lendemain pour dénoncer ce verdict était attaquée et dispersée par la police, tout comme une manifestation de soutien aux prisonniers politiques organisée le 21 juin pour dénoncer la loi anti-manifestation et demander leur libération. A cette occasion, une vingtaine de militants étaient de nouveau arrêtés, dont la sœur d'Alaa Abdel Fattah et d'autres figures reconnues de la lutte des droits humains en Egypte.

On notera que si le cadre législatif permettant l'interdiction des manifestations s'est renforcé, les méthodes employées par les forces de sécurité, sans toutefois respectées les dispositions prévues par la nouvelle loi, se sont elles aussi « perfectionnées ». La première phase consiste à envoyer des voyous armés de bâtons, de bouteilles de verre voire encore des chiens, attaquer l'arrière de la manifestation créant un effet de panique et dispersant ses forces. La deuxième phase voit l'entrée en scène des forces de sécurité qui, à bord de véhicules blindés à l'allure militaire, attaquent les manifestants à coup de gaz lacrymogènes et de tirs de grenailles. Une fois la manifestation dispersée, une troisième et dernière étape consiste à « ratisser » le quartier à la recherche des manifestants, réels ou supposés. C'est ainsi que de nombreux jeunes sont en réalité arrêtés, au faciès, non pas dans la manifestation mais au café, ou encore dans le métro ou dans des taxis.

> Le 25 Janvier 2014 a marqué un nouveau tournant alors que les forces de sécurité attaquaient les cortèges des forces révolutionnaires et leur empêchaient l'accès à la place Tahrir où des milliers de gens célébraient non plus la révolution de 2011 contre la police mais Sissi, le nouvel homme du pays, l'armée et... la police. Ce jour-là, des dizaines de manifestants furent tués et des centaines d'autres arrêtés.

> Comme il l'avait fait pour les FM, le 28 avril 2014, le tribunal des référés a banni les activités du Mouvement du 6 avril et ordonné aux autorités de fermer ses locaux, accusant le groupe de comploter avec des Etats étrangers, incluant les Etats-Unis, desquels le mouvement recevrait des fonds, de posséder des armes, de protester et de répandre le chaos dans le pays et de « déformer l'image de l'Egypte ». Une interdiction marquant un nouveau tournant dans la longue campagne de diffamation des forces révolutionnaires assimilées, avec les FM, à des traîtres, une « cinquième colonne » cherchant à détruire le pays de l'intérieur.

> Cette campagne de propagande et de diffamation à l'encontre du 6 Avril avait déjà conduit, début janvier 2014, une mère à dénoncer son fils à la police pour son appartenance au mouvement.

> Le samedi 14 juin, lors d'un rassemblement contre le harcèlement sexuel qui se trouvait être paradoxalement protégé par la police, deux militant étaient arrêtés parce qu'ils brandissaient des slogans rappelant les violences sexuelles commises par la police.

  1. Les étudiants

Autre espace public et autre catégorie visée par la répression de ces douze derniers mois : les universités et leurs étudiants. L'année universitaire a en effet vu se dérouler une série d'affrontements assez inédits entre les forces de sécurité et les étudiants.

Celle-ci s'est déclenchée fin octobre 2013 lorsque des manifestations pacifiques ont été organisées par des étudiants supporters de Mohamed Morsi, réunis notamment au sein d'un mouvement appelé « les étudiants contre le Coup d'Etat » qui, face aux risques encourus dorénavant dans la rue, avaient pensé pouvoir compter sur les universités comme espace historique de contestation en Égypte[6]. Cependant, la répression des autorités a été immédiate et a causé jusqu'à aujourd'hui la mort d'au moins une douzaine d'étudiants, des dizaines de blessés et des centaines, voire des milliers d'arrestations. A travers toute l'Egypte, les nouvelles de manifestations dispersées violemment par la police et de nouveaux décès se succèdent, le dernier en date, à l'Université du Caire, le 20 mai 2014 où un étudiant est mort des suites de ses blessures par tirs de grenailles.

Retour sur des affaires marquantes :

> Paradoxalement, c'est l'Université d'Al-Azhar, lieu le plus renommé dans l'apprentissage de la religion sunnite dans le monde, qui a été témoin des plus violents affrontements. Cette réalité s'explique par le parti pris historique de l'administration pour l’État alors que les FM disposent d'un fort encrage parmi le corps étudiant. Ainsi, face à une manifestation se déroulant sur le campus, la direction de l'Université n'a pas hésité, le 30 octobre, à faire appel à la police qui l'a réprimée violemment, exacerbant encore davantage la colère des étudiants. Le 12 novembre, un tribunal condamnait pour cette manifestation, dans la plus lourde peine jamais prononcée à l'encontre d'étudiants, 12 étudiants à 17 ans de prison et à 64 000 livres de caution dans l'attente de l'appel fixé 3 mois plus tard ! (une somme que seul un étudiant a pu verser). Dans un autre verdict, 38 autres étudiants ont été condamnés à un an et demi de prison pour incitation à la violence.

La direction de l'université d'Al-Azhar, par sa démission face aux troubles survenant sur le campus, le recours à la police, les dizaines d' exclusions ordonnées et son absence de réaction face à la sévérité des peines prononcées, qui compromettent à jamais l'avenir universitaire des étudiants condamnés, a montré une fois de plus son soutien à la répression engagée à l'encontre des étudiants. Contre cette répression, d'autres étudiants se sont joints aux étudiants étiquetés FM, demandant notamment la démission du président d'Al-Azhar.

Prononcée à peine 10 jours après les faits, la condamnation à 17 ans de prison pour les 12 étudiants montre également une justice à deux vitesses alors que les 4 policiers poursuivis pour le meurtre des 37 personnes par asphyxie dans un camion en août n'avaient toujours pas été jugés et que leur jugement était repoussé. Ils furent condamnés en mars 2014 : alors qu'un officier fut condamné à 10 ans de prison pour « homicide involontaire et extrême négligence », les trois autres étaient suspendus pour une période d'un an. Mais début juin, le jugement en appel annula ces décisions et renvoya à un nouveau jugement, à une date indéterminée. Une fois de plus, les organisations des droits humains dénoncèrent l'impunité de la police.

> Le 28 novembre 2013, Mohamed Reda, en première année d'étude à la Faculté d'ingénierie de l'université du Caire, était tué par trois balles réelles alors que la police intervenait pour disperser une manifestation en face de l'université. Le décès de Mohamed Reda fut suivi d'une semaine d'affrontements, les étudiants ayant commencé un sit-in pour demander justice, le doyen de la faculté et ses adjoints annonçant finalement leur démission et la cessation des cours, « ne pouvant protéger les étudiants » et « les attaques de la police ayant bouleversé le cadre d'apprentissage ». Gabel Nassar, président de l'université du Caire condamnait quant à lui, et à l'inverse de la direction d'Al-Azhar, « l'attaque directe » de la police sur l'université.

Des centaines d'étudiants sont régulièrement arrêtés, hors de leur campus, dans des manifestations ou simplement dans la rue. La plupart du temps, des charges sont fabriquées à leur encontre et ils sont détenus pendant des mois sans jugement. Alors que les événements politiques survenant dans le pays depuis le 25 janvier 2011 ont déjà affecté le parcours universitaire d'une grande partie des étudiants, leur détention arbitraire, qui les prive d'études, fait généralement perdre leur année à tous ces étudiants : malgré la promesse qui avait été faite par le premier ministre Beblawi de mettre en place les mesures pour permettre aux étudiants détenus de passer leurs examens, rien de tel n'a jusqu'à maintenant été mis en œuvre.

> Alors que l'Association pour la Liberté de Penser et d'Expression dénonce les violations des droits et libertés des étudiants, elle a également pointé du doigt tout au cours de l'année la violation de l'indépendance des Universités. En effet, après une première tentative en septembre d'intervention sécuritaire dans les universités, le gouvernement autorisait finalement en novembre la police et les forces armées à entrer sur les campus sans la permission préalable de leurs présidents, pour empêcher les manifestations et « protéger » les étudiants. En février 2014, un tribunal décidait de rattacher de nouveau la sécurité sur les campus au Ministère de l'Intérieur, allant pourtant à l'encontre d'une décision de justice émise par une Cour supérieure en 2010 bannissant la police des campus. Enfin, le 25 juin dernier, en plein milieu des vacances scolaires, Sissi publiait un décret mettant fin à l'élection des présidents d'université désormais nommé par le président lui-même, marquant là-encore un retour à l'ère Moubarak. Ce décret, en contradiction avec l'article 21 de la nouvelle constitution exigeant que l'indépendance des universités soit garantie, représente une nouvelle phase dans la tentative de reprise en main des espaces publics contestés que sont les universités et montre la défiance du pouvoir envers l'élite intellectuelle du pays. Comme la remarque a pu être soulevée par certains : « Si vous ne pouvez pas vous fier pas au choix de l'élite intellectuelle du pays, comment pouvez-vous vous fier à aucun autre citoyen égyptien ? Et pourquoi tiendriez-vous alors des élections quelles qu'elles soient ? ».

  1. Les ONG :

Même si leur statut leur offre une protection dont les forces politiques classiques ne disposent pas, les ONG égyptiennes des Droits humains qui constituent depuis longtemps un relai des luttes sociales, subissent elles aussi le retour de la répression politique, bien que celle-ci ne les ait pas épargnées depuis 2011. Comme l'explique Amnesty International, « les [nouvelles[ autorités ont maintenu des restrictions de longue date sur les organisations non-gouvernementales et sont en train de considérer une nouvelle législation qui permettrait de resserrer leurs pouvoirs sur la société civile ». Ce climat n'épargne pas le travail des ONG étrangères, notamment dans un contexte d'exacerbation du nationalisme, de la xénophobie et des théories sur le complot extérieur (voir ci-après).

Retour sur quelques faits marquants :

> Le 19 décembre 2013, dans ce que bons nombre d'ONG égyptiennes ont dénoncé comme étant le « début d'une nouvelle vague d'oppression » et une « escalation sans précédent », la police effectuait un raid nocturne sur le Centre Egyptien des Droits Economiques et Sociaux (ECESR) du Caire, animé notamment par Khaled Ali, avocat et ancien candidat aux élections présidentielles de 2012. Le centre se préparait à présenter un rapport sur les grèves ouvrières des travailleurs de la sidérurgie à Helwan. Une demi douzaine de personnes présentes dans les locaux furent arrêtés, maltraitées, avant d'être relâchées à l'exception de Mohamed Adel, militant du 6 avril, condamné plus tard à trois ans de prison pour violation de la loi anti-manifestation (voir ci-dessus).

> Le 22 mai 2014, quelques jours avant la tenue des élections présidentielles, montrant l'atmosphère répressive dans laquelle elles se sont tenues, l'antenne du même centre à Alexandrie était attaquée par les forces de sécurité alors qu'il accueillait à l'intérieur et devant ses locaux une conférence de presse et une initiative en soutien aux activistes condamnés dans l'affaire du procès de Khaled Saïd[7]. Cette attaque a conduit à l'arrestation de 15 militants, qui ont été là encore maltraités, y compris sexuellement harcelés avant d'être relâchés dans la nuit.

> Le 17 juin, la police effectuait un raid sur une imprimerie qui mettait sous presse le numéro 72 de la revue Al Wasla, publiée par le Réseau Arabe d'Information sur les Droits de l'Homme (ANHRI). Au cours de ce raid, la police confisquait le numéro et arrêtait un des employés de l'imprimerie, l'accusant de « posséder des publications appelant au renversement du régime et promouvant une organisation terroriste ».

  1. Les ouvriers

A l'instar des autres catégories présentées jusqu'à maintenant, le mouvement ouvrier a lui aussi connu un tournant, ou plutôt une accélération de la répression à son encontre, celle-ci n'ayant là-encore pas attendu le 3 juillet, dans une volonté des nouvelles autorités de revenir à ce qui prévalait avant le 25 janvier 2011. Parfois physique et violente, la répression s'est caractérisée au cours des douze derniers mois par des attaques continues sur les droits essentiels des travailleurs comme le droit de grève et les quelques droits gagnés depuis la Révolution, notamment le droit à des syndicats indépendants, et le salaire minimum. De nombreux leaders de grève ont ainsi été arrêtés, le plus souvent chez eux, au cours de perquisitions, des sit-ins ont été attaqués par la police et les leaders syndicaux n'ayant pas été co-optés, étaient quant à eux convoqués par l'armée, menacés de poursuites pour « terrorisme » ou tout simplement arrêtés.

Syndicaliste ayant combattu pour le droit à la formation de syndicats indépendants sous Moubarak, devenu président de l'EFITU, une des premières fédérations de syndicats indépendants formées après sa chute, Kamal Abu Eita était nommé ministre du travail et de la migration au sein du nouveau gouvernement intérimaire suite à la destitution de Morsi. Alors que certains se réjouissaient croyant voir là une volonté du gouvernement de répondre aux revendications des travailleurs, d'autres y voyaient au contraire une volonté de co-opter l'un des leaders du syndicalisme indépendant. Ces peurs furent confirmées lorsqu'un mois plus tard, la police et les forces armées écrasèrent deux grèves : la première à la Compagnie sidérurgique de Suez, ville qui avait été à l'avant-garde des forces révolutionnaires ayant poussé Moubarak à démissionner ; et la seconde à la compagnie Scimitar Petroleum.

Retour sur quelques faits marquants :

> En Mars, des perquisitions étaient conduites chez cinq postiers d'Alexandrie, à l'origine d'une grève, les arrêtant au motif de « former une cellule terroriste », un jour après que le chef du bureau de poste ait déposé plainte contre eux, les accusant d'inciter les travailleurs à des interruptions de travail et d'être affiliés aux FM.

> Début 2011, en pleine révolution et alors que les ouvriers se révoltaient contre leur direction qu'ils accusaient de mauvais traitements, l’État saisissait, pour « manipulation de contrats », la compagnie agricole Nubaseed qu'il avait précédemment vendue à une compagnie saoudienne. Celle-ci vida alors les comptes et rappela ses managers, laissant l'entreprise en chute libre et les ouvriers sur le carreau. Néanmoins, ceux-ci retroussèrent leurs manches et parvinrent à la sauver, affichant même au bout de deux ans un bénéfice de 10 millions de livres. Nubaseed était ainsi le premier et le plus réussi modèle d'entreprise auto-gérée par ses employés en Egypte après la Révolution. En 2013 cependant, alors que la compagnie saoudienne avait décidé de poursuivre le gouvernement en justice pour récupérer Nubaseed, le nouveau premier ministre El Beblawy publiait un décret rendant l'entreprise à la compagnie saoudienne, et lui donnant le droit sur tous les profits gagnés par les travailleurs au cours des deux ans d'auto-gestion. Il demanda toutefois à ce que les investisseurs gardent les employés. Vingt furent licenciés.

> En septembre 2013, la promesse d'une augmentation de 20% du salaire minimum en janvier 2014 était faite aux travailleurs de certains secteurs publics, qui devaient passer ainsi de 400 (sic) à 1200 LE. En mai, alors que cette augmentation n'avait toujours pas été appliquée, un décret présidentiel augmentait le salaire du président de 2000 à 42000 LE, soit une augmentation de 2000%.

> En mars 2014, suite à la démission du gouvernement, le nouveau premier ministre Mehleb nomma Nahed al-Ashry, un fonctionnaire et un pilier de l'ère Moubarak, pour remplacer Abou Eita en tant que ministre du travail. Al-Ashry présenta immédiatement une initiative controversée interdisant les interruptions de travail (entendre les grèves) pour une période de douze mois.

Au cours de l'année, le gouvernement n'a cessé d'assimiler les revendications et les actions des travailleurs à des comportements égoïstes déstabilisant le pays en temps de crise, si ce n'est à des tentatives directes des FM, ou « actes terroristes » visant à faire s'écrouler l'économie du pays.

> De manière plus symbolique, témoignant du climat répressif général et du poids de la nouvelle loi anti-manifestation, le 1er mai 2014 n'était pas célébré par les travailleurs sur la place Tahrir, pour la première fois depuis 3 ans.

  1. Nationalisme et xénophobie

Comme nous avons pu l'entrevoir tout au long de notre énumération, la répression contre toutes les catégories susmentionnées s'est accompagnée d'une rhétorique nationaliste poussée à l'extrême et d'un discours sur l' « ennemi intérieur » ou « la cinquième colonne ». Lorsqu’ils ne sont pas traités de traîtres, les militants, grévistes, ou simple objecteurs de conscience sont critiqués pour leur manque de patriotisme par rapport à ceux considérés comme des voyous il n'y a encore pas si longtemps et désormais élevés au rang de « citoyens d'honneur ». La même verve nationaliste n'a pas manqué également de s'acharner contre les « ennemis extérieurs » de l'Egypte. Américains, Européens, ou encore Syriens et Palestiniens, ont tous souffert directement d'un climat hostile et répressif à leur encontre.

En septembre 2013, un résident français était retrouvé battu à mort par ses « compagnons » de cellule dans un commissariat du Caire où il était retenu depuis trois jours pour avoir enfreint le couvre-feu. Un mois plus tard, c'était au tour d'un Américain d'être retrouvé mort « suicidé », là encore dans sa cellule, dans le Nord du Sinaï, après avoir été arrêté plusieurs semaines auparavant, pour avoir violé le couvre-feu et avoir en sa possession « une carte de l'Egypte et un dispositif électronique de très haute-technologie ». Dans un cas comme dans l'autre, les forces de police ont fait preuve, au moins, d'une passivité complice.

De nombreuses organisations des Droits humains, telle qu'Amnesty ou HRW n'ont pas manqué de dénoncer tout au long de l'année les violations du gouvernement égyptien et la campagne médiatique à l'encontre des réfugiés syriens et palestiniens ayant fui la guerre en Syrie et maintenant accusés de supporter les FM. En effet, s'ils avaient pu bénéficier d'un accueil favorable sous le gouvernement de Mohamed Morsi, lequel n'a pas hésité à instrumentaliser la crise syrienne dans sa politique extérieure, ces réfugiés ont été la cible directe du nouveau gouvernement et des médias suite à la destitution de Morsi. Alors qu'elles leur autorisaient jusque-là l'entrée sur le territoire sans visa, les autorités égyptiennes, suite au 3 juillet, leur ont fermé les frontières, exigeant pour ceux présents sur le territoire qu'ils « légalisent » leur statut. Des centaines de Syriens, incluant femmes et enfants, ont été arrêtés, détenus, en dépit de leur statut de réfugiés politique délivré par le HCR, l'agence de l'ONU pour les réfugiés, et des ordres de libération ordonnés par la justice, avant d'être généralement expulsés, le plus souvent directement en Syrie, en violation du droit international interdisant l'expulsion de réfugiés dans un pays où leur intégrité physique est en danger. Les Palestiniens réfugiés de Syrie se retrouvaient quant à eux dans une situation encore plus précaire, ne bénéficiant pas de la protection du HCR. Alors que le climat délétère rendait ainsi impossible la vie quotidienne des dizaines de milliers de Syriens et Palestiniens installés en Egypte, nombre d'entre eux ont tenté de quitter le territoire, le plus souvent illégalement et au péril de leur vie, notamment pour rejoindre l'Europe.

Marquant une nouvelle rupture après la destitution de Morsi, les relations du nouveau gouvernement avec le Hamas se détérioraient rapidement, celui-ci ayant rejoint le rang des ennemis de l'Egypte. L'armée égyptienne a fermé de manière répétée, parfois pendant plus d'un mois, le passage de Rafah, principal point de passage pour les Palestiniens de Gaza. Elle a également détruit des centaines (80% selon certains) de tunnels permettant aux Gazaouis d'importer des produits de premières nécessités,

La solidarité internationale avec les Palestiniens de Gaza n'a pas échappé à la dégradation de la situation et à la répression. C'est ainsi qu'en août 2013, un réalisateur et un médecin canadiens étaient arrêtés alors qu'ils s'apprêtaient à se rendre à Gaza, et détenus pendant plus d'un mois sans charge avant d'être relâchés.

Le 1er mai 2014, une délégation internationale de 100 femmes devant se rendre à Gaza via l'Egypte se voyait quant à elle refuser l'entrée sur le territoire à l'aéroport. Les femmes ont été arrêtées avant d'être déportées, parfois après avoir été violentées. Alors qu'il s'agissait de la première initiative du genre depuis juillet 2003, Codepink, une des associations à l'origine de la délégation, n'a pas manqué pas de souligner que c'était la première fois qu'une telle entreprise était réprimée de la sorte alors qu'elle avait pu envoyer 8 délégations à Gaza depuis 2008. Même la « Gaza Freedom March », marche internationale vers Gaza organisée à l'hiver 2009 sous le régime de Moubarak, n'avait pas connu un tel sort puisque les 1500 solidaires étrangers avaient pu entrer sur le territoire, sans toutefois pouvoir gagner Gaza. Mohamed Morsi avait quant à lui, dans un moment historique inédit, laissé passer, à l'automne 2012, une délégation de centaines d'Egyptiens en solidarité avec Gaza alors sous les bombardements israéliens.

Conclusion

Le rejet populaire des Frères Musulmans et la propagande médiatique à leur encontre ont servi à l'armée de couverture à leur quasi anéantissement physique. De plus, bien que des actes de violence, sectaire ou politique, aient été commis de la part de certaines fractions, à l'encontre de civils ou d'institutions, la « guerre contre le terrorisme » entreprise par l'armée au lendemain de la destitution de Morsi sous couvert de « transition démocratique » a surtout permis la répression violente des véritables forces progressives et révolutionnaires, et le retour d'un Etat autoritaire et policier. Les nouvelles autorités, incapables de protéger leurs citoyens, n'ont cessé d'alimenter un cercle de la violence qu'elles ont elles-même contribué à mettre en place. Avec un bilan qui s'élève à plus de 1400 morts et plus de 40 000 prisonniers politiques, des procès de masse et un nombre croissant de cas de torture policière, l'Egypte semble bien avoir marqué son entrée dans une période de « répression sans précédent dans l'histoire moderne [du pays] ». Comment comprendre une telle répression ? Qu'est-ce que cela nous révèle sur l'état du processus révolutionnaire enclenché en janvier 2011 depuis un an ? Doit-on y voir le signe d'un retour réussi de l'ancien régime ou bien au contraire des tentatives vaines de retour à l'ordre qui se heurtent à une poursuite, voire un développement des résistances ? Nous tenterons de répondre à ces questions dans un second temps dans une approche moins factuelle et plus analytiques des évènements de ces derniers mois.

Publié sur Mediapart, le 4 juillet 2014.

[1] Leader du parti Justice et Liberté affilié aux Frères Musulmans

[2] Le 8 juillet 2013, les forces armées tuaient au moins 51 manifestants au Caire devant les quartiers de la Garde Républicaine. Le 27 juillet, la police dispersait une marche près du Mémorial de Manassa causant la mort de 82 manifestants.

[3] http://www.opendemocracy.net/arab-awakening/ahmed-magdy-youssef/egypt-shuts-down-more-media-channels

[4] La rue Mohamed Mahmoud, qui part de la place Tahrir et passe près du ministère de l'Intérieur, a vu se dérouler, du 19 au 23 novembre 2011, 4 jours d'affrontements entre des manifestants et les forces de sécurité après que celles-ci eurent attaqué un sit-in auquel participaient notamment les familles des personnes tombées pendant les événements de janvier 2011 et demandant que le SCAF laisse le pouvoir à une autorité civile. Ces quatre jours d'affrontements ont fait 47 morts et des centaines de blessés.

[5] Le Mouvement de la jeunesse du 6 Avril a vu le jour en avril 2008 suite à l'appel lancé à soutenir les ouvriers de la ville industrielle de Mahalla, située dans le Delta, ouvriers qui avaient prévu une grève pour le 6 avril 2008. Aux côtés d'autres organisations comme Kefaya (« Ça suffit »), née en 2004, il est présenté aujourd'hui comme l'un des mouvements sociaux et politiques précurseurs de la Révolution du 25 janvier 2011.

[6] GEISSER V., KARAM K., VAIREL F., « Espaces du politique. Mobilisations et protestations », dans PICARD E. (dir.), La politique dans le Monde Arabe, Paris, Armand Collin «Collection U. », 2006. FARAG I., « Quand l‟“éducation forme la jeunesse”: La construction d‟une catégorie en Egypte », dans FARAG I, BENNANI-CHRAÏBI M. (dirs.), Jeunesses des sociétés arabes. Par-delà les menaces et les promesses, Le Caire, Cedej/Aux lieux d‟être, 2007. El KHAWAGA D., « La génération seventies en Egypte. La société civile comme répertoire d‟action alternatif », in BENNANI-Chraibi M. et FILLEULE O., Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

[7] Khaled Saïd était un jeune alexandrin qui fut battu à mort dans la rue le 6 juin 2010 par des policiers. Le 2 décembre 2013, alors que se tenait l'une des premières sessions du procès des policiers incriminés, un rassemblement demandant justice pour Khaled Saïd, était organisé en face du tribunal. Violemment dispersés par la police, plusieurs manifestants, furent arrêtés, poursuivis et condamnés à plusieurs années de prison.

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